Le développement économique est une compétence principalement dévolue aux Régions, mais toutes les collectivités locales s’en préoccupent. Elus locaux et « monde économique » se côtoient donc nécessairement. Or le rapport entre les entreprises privées et les élus locaux est peu débattu à gauche. Cet article tente d’aborder quelques aspects de cette question (1) : les entreprises créent-elles l’emploi ? Aides publiques sans contrepartie ? Quelles évolutions de l’appareil productif (grands groupes, sous-traitants, start-up) ? Tenir les intérêts privés à distance ?
Ce ne sont pas les entreprises qui créent l’emploi
L’offensive idéologique des néo-libéraux a d’abord constitué à faire passer pour des évidences ce qu’on pourrait aujourd’hui appeler des « fake-news ». Parmi elles, cette idée reçue que l’on entend partout : « ce sont les entreprises qui créent l’emploi ». Or l’emploi dépend de la conjoncture économique, un processus social d’ensemble. Les carnets de commande ne dépendent pas de chaque entreprise individuelle. Sans politique publique (infrastructures, éducation, santé, recherche…), les entreprises privées peineraient à se développer. Une évidence qu’il vaut mieux rappeler. La dépense publique n’est pas seulement créatrice d’emplois publics, elle aide aussi au développement de l’emploi privé (2).
Des aides publiques aux entreprises privées sans vraies contreparties
Le terme « développement économique » est souvent compris comme synonyme de création d’emplois. Cela a banalisé l’idée d’aides publiques aux entreprises privées. Le contrôle des aides publiques aux entreprises, leur conditionnalité et leur possible remboursement devraient alors être un minimum pour des élus de gauche. Les néo-libéraux de tout poil (conservateurs, macronistes et socio-libéraux) fustigent la dépense publique, mais pourtant aucun n’interroge l’utilité de certaines aides publiques aux entreprises. Le crédit impôt recherche, le CICE, les baisses de cotisations sociales sont des aides publiques de l’Etat dont l’efficacité est largement sujette à caution (3).
Les aides publiques des collectivités locales à des entreprises florissantes sont souvent justifiées par la crainte du départ de ces entreprises pour un autre territoire, une autre Région. La mise en concurrence des territoires dans le système néo-libéral justifierait ces subventions. Mais n’est-il pas plus destructeur à terme de jouer cette concurrence ? Au contraire l’aide publique doit être encadrée et conditionnée. Comme peut-on accepter que des aides publiques soient accordées à des entreprises locales dont le siège social a été transféré « pour des raisons fiscales » dans un pays qui, sans aller jusqu’aux îles Caïman, peut être du type Luxembourg, des Pays-Bas, paradis fiscaux au sein même de l’Union européenne ?
Que les pouvoirs publics (à tous les niveaux) veuillent pousser à l’organisation de filières industrielles, entendent aider à structurer des pôles de compétitivité est louable. Le militant que je suis, notamment formé à l’école syndicale du socialisme démocratique et de la planification, n’y trouve rien à dire…si l’on est conscient que cela nécessite pour le moins « d’encadrer » les mécanismes du marché. Sinon c’est le marché « libre et non faussé » qui impose ses priorités et non le politique qui ne fait alors qu’entériner les choix du privé.
Des évolutions rendant la tâche plus compliquée pour les élus
Le rapport des élus à la tête de collectivités publiques avec les intérêts privés que représentent les chefs d’entreprise ne seraient plus à interroger. On entend souvent certains élus locaux parler de « nos » entreprises pour désigner les établissements privés présents sur le territoire de leur collectivité. Certains élus considèrent même les chefs d’entreprise comme des partenaires. Est-ce bien aussi naturel qu’on le laisse entendre ? Soupçonnés d’être archaïques, il nous est parfois rétorqué : « On n’est plus dans les années 70 ». Oui c’est vrai, le paysage du secteur privé s’est beaucoup modifié ces quarante dernières années. Cela rend l’exercice d’un mandat politique encore plus difficile, et devrait renforcer la vigilance de l’élu.
La puissance des grandes entreprises s’est tout d’abord accrue : tant au plan économique et financier (CAC 40) qu’en termes de lobby (MEDEF, Association française des entreprises privées) – sans parler évidemment des GAFA. On a vu la difficulté pour de nombreuses communes de « négocier » par exemple avec les entreprises de distribution de l’eau. Par ailleurs, ces mêmes grandes entreprises ont commencé à sous-traiter et délocaliser. « Les gros donneurs d’ordre ont poussé à la création de petites entreprises en concurrence les unes avec les autres et susceptibles de leur fournir des prestations peu chères et de qualité » (4). Ce qui est parfois vanté comme étant un tissu de TPE et PME est souvent constitué d’unités de production dépendant directement d’entreprises beaucoup plus importantes (5).
Il y a aussi les start-up ! Au-delà de l’idéologie, « Entrepreneur is the new France » (6), il y a « une fabrique à rêve » souvent « une grande illusion » (4). En matière d’emploi, comme d’innovation, le pari d’un « redressement économique » de la France par les start-up paraît peu probable. L’innovation reste pour l’essentiel le fait de grands groupes bien installés, et ce qui pose problème c’est, semble-t-il, l’insuffisance (en comparaison avec d’autres pays) de l’utilisation des nouvelles technologies (numérisation) dans de nombreuses entreprises. Les start-up ne jouent dans tout cela qu’un rôle économique marginal. A Las Vegas en 2019, 381 start-up françaises y étaient présentes. «Nombre d’entre elles ne présentaient que des gadgets qui auraient davantage leur place au concours Lépine » (4). Il ne s’agit pas de nier le rôle positif joué par certaines d’entre elles, mais il ne faut pas non plus l’exagérer. La fascination exercée par ce modèle sur certains élus est une erreur.
Tenir à distance les intérêts privés
La base sociale naturelle de la gauche, qui constitue aussi la classe sociale numériquement majoritaire, ce sont les salariés en activité, privés d’emploi ou à la retraite. Or ils ont trop souvent l’impression que « les » élus ne parlent plus d’eux. Le discours économique de certains élus, l’attention qu’ils portent aux entreprises et aux « entrepreneurs » dans toutes leurs prises de parole amènent nombre de salariés à penser qu’ils sont devenus invisibles aux yeux de celles et ceux qui devraient pourtant les représenter. C’est aussi ce que nous dit la révolte des gilets jaunes.
Une collectivité passe des marchés pour construire des logements, développer des infrastructures…Les rapports sont clairs si la puissance publique garde la maîtrise de ses projets. Il ne s’agit pas de partenariat, mais de marché public. Il faut pour cela un service public territorial suffisamment fort et compétent pour résister aux injonctions et pressions du privé. Que chaque entreprise prise séparément ou toutes les entreprises regroupées dans une Chambre de commerce cherchent à défendre leurs intérêts, le contraire serait étonnant. L’élu de gauche ne doit se faire aucune illusion : si les rapports avec le « monde économique » peuvent apparaître apaisés, il n’en est le plus souvent rien. Et in fine, le patronat a toujours préféré la droite pour représenter ses intérêts. Il ne faut jamais l’oublier !
(1) Il n’est pas question ici d’aborder la possible corruption d’élus locaux, qui est dans notre pays fort heureusement peu répandue même si certains cas peuvent parfois défrayer la chronique
(2) Les entreprises ne créent pas l’emploi https://www.monde-diplomatique.fr/2014/03/LORDON/50233 Le Monde diplomatique mars 2014 et Non, les entreprises ne créent pas l’emploi ! http://www.gds-ds.org/non-les-entreprises-ne-creent-pas-l-emploi/ par Jean-Jacques Chavigné in Démocratie&Socialisme Octobre 2014
(3) les études à ce sujet sont nombreuses, par exemple concernant le CICE : L’efficacité du CICE continue de faire débat in Le Monde du 22 mars 2017 https://www.lemonde.fr/economie/article/2017/03/22/l-efficacite-du-cice-continue-de-faire-debat_5098813_3234.html
(4) Citation extraite du dossier d’Alternatives économiques de mars2019 : « Start-up : la grande illusion »
(5) C’est ce que j’ai constaté à l’occasion de la signature d’un contrat de territoire entre la Région et une intercommunalité de la métropole nantaise. 8 sur 10 des chefs d’entreprise présents dépendaient d’entreprises dont le siège n’était pas dans la Région !
(6) Emmanuel Macron la 15 juin 2017 à Viva Tech
Particulièrement d’accord avec ce passage « La base sociale naturelle de la gauche, qui constitue aussi la classe sociale numériquement majoritaire, ce sont les salariés en activité, privés d’emploi ou à la retraite. Or ils ont trop souvent l’impression que « les » élus ne parlent plus d’eux. Le discours économique de certains élus, l’attention qu’ils portent aux entreprises et aux « entrepreneurs » dans toutes leurs prises de parole amènent nombre de salariés à penser qu’ils sont devenus invisibles aux yeux de celles et ceux qui devraient pourtant les représenter. » jph