Retour sur les grèves de novembre-décembre 1995
J’ai écrit cet article pour le numéro de novembre de la revue Démocratie&Socialisme à propos du 30ème anniversaire des grèves de novembre-décembre 1995. J’ai évidemment utilisé le travail que j’ai effectué il y a quelques mois pour écrire un ouvrage centré sur la grève à la SNCF à Nantes (disponible au Centre d’histoire du travail).
Il y a trente ans, le pays se mobilisait aux cris de « Tous ensemble, tous ensemble » (à l’origine scandé par les supporters de matchs de football). Cela fut le plus grand mouvement de grèves et de manifestations depuis 1968. Le plan Juppé, mais aussi le contrat de plan État-SNCF ont été les deux ingrédients d’une des dernières grèves d’ampleur nationale à avoir fait reculer (au moins partiellement) un gouvernement en France.
Le contexte
Le patronat français n’a jamais accepté une Sécurité sociale basée sur des cotisations, et gérée par les représentants des salariés. Depuis les ordonnances gaullistes de 1967, toutes les droites ont cherché à étatiser la Sécu. Le plan Juppé a accéléré ce mouvement, en affaiblissant encore le rôle des syndicats dans sa gestion. Juppé a voulu en profiter pour attaquer la retraite des fonctionnaires (allongement de la durée de cotisations de 37,5 à 40 années ) et pour supprimer les régimes spéciaux (SNCF, RATP, EDF-GDF…).
En mai 1995, Jacques Chirac a été élu sur la réduction de la « fracture sociale ». Pourtant le 26 octobre suivant il explique qu’il a « sous-estimé l’ampleur des déficits ».et annonce vouloir réduire ces déficits « pour qualifier la France pour la monnaie unique européenne ». Dans ce contexte le plan Juppé est présenté le 15 novembre à l’Assemblée nationale pour réduire le soi-disant « déficit » de la Sécurité sociale. Applaudi par une majorité de députés, ce plan est très vite rejeté dans l’opinion publique.
Parallèlement, l’État préparait un contrat de plan État-SNCF. La priorité mise en avant est de réduire le déficit de l’entreprise publique de chemins de fer (dû notamment aux investissements dans les lignes nouvelles depuis les années 70-80). On parle d’une suppression possible de 6000 kilomètres de ligne !
Dès le mois d’octobre, l’agitation commence dans les facultés. Souvenons-nous qu’en 1994, la jeunesse avait eu la peau du Contrat d’insertion professionnelle (CIP), un contrat pour les moins de 26 ans, mais rémunéré à 80 % du SMIC. En 1995, cette fois c’est le manque de moyens pour les facs qui est dénoncé.
Le gel des salaires dans la fonction publique et dans le secteur public alimente le mécontentement.
Remous et crise dans la CFDT
1995 c’est aussi l’éclatement de la crise de la CFDT, qui murissait depuis plusieurs années.Dans les années 60-70, la CFDT se réfère au socialisme démocratique, à l’autogestion, à la planification démocratique., les banderoles intersyndicales d’entreprise étaient légion. On ne manifestait pas par organisation comme aujourd’hui, mais le plus souvent par entreprise derrière des banderoles unitaires.
Dès la moitié des années 70, la direction de la CFDT engage un « recentrage ». Ce qui prend le pas, c’est une orientation qui privilégie avant tout la négociation, sans nécessairement s’appuyer sur le rapport de forces de la grève. C’est aussi l’idéologie du soi-disant « gagnant-gagnant ». Il n’y aurait plus vraiment de lutte des classes, puisque le salariat et le patronat peuvent trouver des accords où ils seraient tous les deux gagnants. Disparaît ainsi l’objectif pour la classe des salariés d’engranger des acquis au détriment du Capital, pour rééquilibrer le partage des profits.
Le « recentrage » de la CFDT n’a pas été sans débats et sans crises. En mars 1995, le quitus à la direction est, par exemple, refusé lors du congrès confédéral de Montpellier. Au plan national, et c’est important pour comprendre les particularités du conflit à la SNCF, les cheminots CFDT sont alors animés par des opposants à Nicole Notat.
Pendant ce temps-là, sous l’impulsion de Marc Blondel (secrétaire général de FO), une orientation plus revendicative amène FO à une alliance avec la CGT contre le plan Juppé. La CFDT, elle, soutient le plan Juppé et se divise. Des cédétistes chahutent Nicole Notat et l’empêchent de manifester le 24 novembre. Parmi eux des cheminots et des enseignants du SGEN-CFDT, syndicat qui sera mis ensuite « sous tutelle » par la confédération en décembre. Les cheminots CFDT décident eux de poursuivre le mouvement dans l’unité syndicale la plus totale.
Une grève qui s’enracine à la SNCF et se développe dans le secteur public
Les 7 fédérations de cheminots (CGT, CFDT, FO, CFTC, FMC, CGC, FGAAC) appellent à une grève le vendredi 24 novembre « pour mettre en échec la signature du prochain contrat de plan ». La CFDT des cheminots dépose un préavis de grève illimité, la CGT appelle à la grève pour le 24 novembre ainsi qu’à l’organisation d’assemblées générales (AG) : des AG qui partout reconduisent la grève. Tout de suite s’est installé un important rapport de force par une grève majoritaire, qui a rapidement permis l’arrêt de toute circulation ferroviaire. Pendant près de trois semaines, plus un seul train ne circule.
Le 28 se tient une première journée d’action interprofessionnelle contre la réforme de la Sécurité sociale et le contrat de Plan SNCF, avec la participation côte à côte, pour la première fois depuis la scission de 1947, des deux secrétaires généraux de la CGT et de la CGT-FO : Louis Viannet et Marc Blondel. La grève s’étend aux centres de tri postaux et à la RATP. Le 30 novembre, a lieu une journée d’action à EDF-GDF avec blocage de plusieurs sites. De nombreuses universités sont en grève. Le mouvement se poursuit à la SNCF, reconduit jour après jour par les assemblées générales avec toujours une forte mobilisation. L’unité syndicale à la SNCF se maintiendra tout au long du conflit.
Un mouvement immensément populaire
Dans le monde intellectuel, le 1er décembre, les animateurs de la revue Esprit, avec notamment des membres de la fondation Saint Simon (sociale-libérale)publient une pétition « Pour une réforme de fond de la Sécurité sociale » qui soutient la direction de la CFDT. Trois jours plus tard, un second appel en soutien cette fois aux grévistes est publié. Son initiative revient à des membres de l’aile gauche du Parti socialiste et à des universitaires ou chercheurs proches de la Ligue communiste révolutionnaire. Entre ces deux appels, on a la préfiguration d’un débat qui trouvera son paroxysme en 2005 lors du référendum sur le Traité constitutionnel européen (TCE). Une partie de la gauche poursuit son adaptation au social-libéralisme, l’autre (majoritaire dans le pays lors de ce référendum de 2005) entend combattre le cours néo-libéral de la construction européenne.
Un sondage le 2 décembre montre que 62% des personnes interrogées ont une image positive du mouvement. C’est ce qui explique que la droite (le RPR) n’a pas réussi à organiser de vraies manifestations de soi-disant « usagers en colère ». Pourtant pendant tout ce mouvement, ils ont été des millions à « galérer » pour aller à leur travail puisque les transports collectifs étaient arrêtés.
Le 5 décembre, les manifestations regroupent près de 800 000 manifestants (cheminots, postiers, électriciens et gaziers, des personnels de France-Télécom, des infirmières…).
Le mouvement reste populaire. Le journal Le Monde parle le 7 décembre de « première révolte contre la mondialisation ». « Si les usagers des services publics et les salariés des secteurs “exposés” expriment, encore, une certaine sympathie à l’égard des grévistes, c’est qu’ils ont le sentiment qu’en défendant leurs “intérêts particuliers” les manifestants participent à la défense d’un modèle social menacé. » Ce jour-là, on compte plus d’un million de manifestants avec cette fois une participation notable des enseignants. Le gouvernement nomme un médiateur à la SNCF…sans résultat.
Le gouvernement recule
Le gouvernement commence à être ébranlé. Le 11 décembre, Alain Juppé, qui se disait droit dans ses bottes un mois plutôt, annonce le gel du projet de contrat de plan à la SNCF et dit ne plus vouloir toucher à l’âge de départ à la retraite des régimes spéciaux de retraite (SNCF et RATP). Cela n’empêche pas que le 12 décembre, des manifestations d’une ampleur inégalée se déroulent. Le juppéthon, terme emprunté aux Guignols de l’Info de Canal+ par analogie au téléthon, enregistre plus de deux millions de manifestantes et manifestants !
Le 15 décembre, le gouvernement retire sa réforme sur les retraites des fonctionnaires et sur les régimes spéciaux (SNCF RATP EDF).Un sentiment se développe, celui que les cheminots ont gagné. Juppé préfère lâcher du lest avant que la grève prenne de l’ampleur dans d’autres secteurs, (du public ou du privé, encore peu présent dans les manifs). Pour mieux sauver certains aspects de son plan concernant la Sécu ? Certainement. Juppé cède sur la partie « retraites » de son plan, pas sur les autres mesures.
Le recul du gouvernement sur les régimes spéciaux (et sur le contrat de plan à la SNCF) entraine dès le 15 décembre une reprise du travail progressive à la SNCF et à la RATP.
Une nouvelle journée d’actions, le 16 décembre verra une participation bien plus faible. Le 19, des manifestations regroupent encore un peu moins de monde. Le 20 décembre s’achève le mouvement social de 1995.
Des enseignements
Les répercussions de ce mouvement ont été nombreuses. Le secrétaire général de cheminots CGT, Bernard Thibault, prend la tête de la confédération CGT, des syndicats CFDT de cheminots de la Région parisienne fondent SUD-Rail (en 2003, une nouvelle scission majoritaire cette fois entraîne le départ des deux tiers des adhérents cheminots, dont une majorité rejoint la CGT, mais aussi SUD-Rail).
Les grèves de 1995 ont en partie freiné et différé pendant plusieurs années certains projets de casse des services publics. Mais la bourgeoisie a compris que pour atteindre ses objectifs, il lui faudrait briser la résistance des salariés des services publics.
1995 a permis des prises de consciences à un niveau de masse. 1995 a été la démonstration que la force d’une grève, c’est la mise en mouvement massive de millions de salariés, c’est l’unité des syndicats dans la lutte et l’unité du salariat dans les assemblées générales quotidiennes. La force d’une grève, c’est aussi et surtout l’arrêt de la production (par exemple à la SNCF, l’arrêt de tous les trains). Alors n’oublions pas 1995, n’oublions pas qu’ensemble on est plus fort.es, ensemble on peut gagner !
Eric THOUZEAU
Le plan Juppé prévoyait outre l’allongement de la durée de cotisations de 37,5 à 40 années pour les fonctionnaires, l’accroissement des tarifs d’accès à l’hôpital, une restrictions sur les médicaments remboursables, un blocage et une imposition des allocations familiales, une augmentation des cotisations maladie pour les retraités et les chômeurs, la création de la CRDS, et le renforcement du pouvoir des acteurs administratifs et politiques dans les caisses au détriment des syndicats.

