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Jeunesse rebelle ou le printemps lycéen de 1973

Écrit le 11 octobre 2018 par Éric Thouzeau

Cet article, je l’ai écrit il y a quelques mois alors que l’on fêtait les 50 ans de Mai 68 pour rappeler que  c’est 5 ans plus tard en 1973 qu’a eu lieu ce que certains ont appelé le Mai des lycéens. Ayant participé activement à l’animation de ce mouvement à Nantes,  j’ai pris plaisir à revenir sur ces trois semaines de grève lycéenne qui ont été une école formidable de militantisme pour des jeunes qui seront, pour certains d’entre eux, dans les décennies qui suivent des acteurs du mouvement social nantais. L’article a été publié dans la revue Place publique n°67 de l’été 2018.

2018 est l’année du cinquantenaire de Mai 68. C’est aussi le 45ème anniversaire d’un puissant mouvement qui avait agité les lycées pendant un mois en mars-avril 1973. A l’époque, le service militaire est toujours obligatoire pour les jeunes hommes à partir de 18 ans. Les lycéens manifestent alors et occupent leurs établissements pour marquer leur opposition à une loi du ministre des armées Michel Debré, qui prévoit l’abrogation des sursis pour études au-delà de 21 ans. L’armée est soupçonnée de vouloir accueillir des jeunes encore malléables, ce que ne seraient plus les étudiants plus âgés. Une armée qui, à l’époque, n’est plus engagée dans des conflits depuis la guerre d’Algérie, mais qui a été utilisée fin 1972 à Paris pour « briser » une grève des éboueurs.

En 1967-1968, des comités d’action lycéens (CAL) avaient certes existé, mais le mouvement de Mai avait été étudiant mais surtout ouvrier avec l’occupation des entreprises et la grève générale la plus importante de l’histoire de notre pays. En 1971, le mouvement lycéen se développe en solidarité avec Gilles Guiot, lycéen arrêté à la sortie de son lycée à Paris à la fin d’une manifestation à laquelle il n’a pas participé. Il est condamné à 6 mois de prison, ce qui entraîne un mouvement de solidarité pendant une semaine à Paris et en province, notamment à Nantes. Gilles Guiot est libéré, le mouvement lycéen victorieux sort renforcé.

Un mouvement lycéen soutenu par les syndicats

En 1973, le mouvement lycéen connaîtra son apogée. Le contexte est favorable : les élections législatives de mars 1973 verront un recul de la majorité de droite et une poussée de la gauche. Nous sommes dans la période ouverte par Mai 68, avec une partie de la jeunesse politisée et mobilisée. Le 19 mars 1973, la presse régionale relate même la fermeture de la faculté de médecine de Rennes « pour des réalisations hospitalières pour faire des stages et contre le numerus clausus ». Deux jours plus tôt, mille lycéens manifestent dans les rues de Carhaix : « nous manquons de locaux, de foyers, de surveillants ». La combativité ouvrière est également forte. Au moment où démarre à Nantes le mouvement contre la loi Debré, le 19 mars au lycée Albert Camus, le Directeur général de l’usine Sambron est bloqué pendant deux heures par le personnel en grève à l’appel de la CGT et de la CFDT : les salariés revendiquent un 13ème mois, une réduction du temps de travail avec compensation et une meilleure grille d’ancienneté.

Les militants d’extrême-gauche, en particulier ceux de la Ligue communiste, préparent activement la mobilisation depuis février, et initient des comites contre la loi Debré (CCLD). Dans le lycée Camus du quartier Bellevue de Nantes (on dit alors la ZUP de Bellevue), la Ligue communiste est présente ainsi que l’organisation Révolution ! (*). Au lycée Clémenceau et au lycée Livet, c’est plutôt la Ligue. Au lycée des Bourdonnières, c’est l’Alliance des jeunes pour le socialisme. Des libertaires sont également présents dans certains lycées. Les lycéens des Jeunesses communistes sont aussi dans quelques lycées, dont Clémenceau, mais le 26 mars 1973 l’organisation lycéenne (l’UNCAL) qu’ils animent nationalement se prononce contre la grève illimitée. Cela minorisera leur influence et ne leur permettra pas d’y occuper une place centrale. Mais au total, si ces lycéens politisés ont un rôle dynamique dans ce printemps lycéen…à Nantes, ils ne sont en réalité qu’une poignée. Le caractère de masse du mouvement lycéen de 1973 est indéniable et dépasse largement l’influence réelle de ces militants. Mais il est vrai aussi qu’une génération militante s’est forgée au cours de ce printemps lycéen. Les rassemblements contre l’extension du camp militaire du Larzac (à partir de l’été 1973), la lutte des comités de soldats en 1975-1976 pour les droits démocratiques des soldats ont été en partie un prolongement du mouvement lycéen.  Le mouvement syndical a vu aussi ses rangs se renforcer ses rangs dans les années qui suivirent par des jeunes habitués aux assemblées générales.

Le 20 mars, le mouvement pour le rétablissement des sursis gagne la majorité des lycées nantais, « la grève est largement suivie dans les lycées Clémenceau, La Colinière, Livet, Vial et le lycée polyvalent de Rezé. Dans l’enseignement privé, il semble également que l’action soit amorcée, une assemblée générale des élèves de l’Externat des enfants nantais ayant décidé la grève à partir de ce matin mercredi » (1). Saint-Stanislas rentra également dans l’action, de même que la Joliverie autre établissement secondaire privé confessionnel. La fédération Cornec (du nom de celui qui était alors son président, aujourd’hui FCPE) « se déclare solidaire de l’action menée par les élèves ». C’est au local de la FCPE qu’a eu lieu  au cours de ce mouvement la rencontre entre la coordination lycéenne et des représentants de syndicats de salariés, dont secrétaire de l’UD CGT, l’emblématique Georges Prampart, que je rencontrai alors pour la première fois (2). L’UD FO s’investit aussi dans le soutien au mouvement lycéen, notamment par la présence d’Yvon Rocton dans la plupart des manifestations, de même que des représentants de la FEN.

Un mouvement enraciné dans les lycées

Le 22 mars, 10 000 lycéens selon Presse-Océan, manifestent dans les rues de Nantes « pour l’abolition de la loi Debré et l’extension des sursis ». La manifestation se dirigé vers les chantiers navals Dubigeon-Normandie « en solidarité avec la classe ouvrière » puis revient dans le centre ville (2). Le même nombre est avancé par Ouest-France, les lycéens annonçant 15 000. C’est une très grosse manifestation.  « Moyenne d’âge 17 ans, c’est la plus grande manifestation enregistrée à Nantes depuis 1968 » note Ouest-France qui ajoute « durant trois heures de défilé, il n’y a eu aucun incident ». Il est vrai que nous ne manifestions pas encadrés par la police comme malheureusement c’est le cas aujourd’hui ! La force du mouvement lycéen vient de son enracinement dans chaque lycée. Pas de blocus à l’entrée comme aujourd’hui, mais des assemblées générales massives au sein même des lycées avec vote chaque jour pour la poursuite de la grève. Il est vrai aussi que dans la plupart des lycéens le droit d’affichage politique avait été « conquis » dans l’après 68.

Le 22 mars, le comité central de grève (3) se réunit le matin et expose de nouveau les raisons de son action : « Nos ne demandons pas, ont dit les jeunes militants, le rétablissement de l’ancien système des sursis qui pénalisent les classes laborieuses. Mais nous luttons contre la loi actuelle parce qu’elle aggrave la sélection sociale, camoufle le chômage et embrigade la jeunesse » (4). L’après-midi, un meeting général de « 3 000 jeunes » (4) a lieu dans l’enceinte du lycée Livet. Parallèlement au mouvement lycéen, un mouvement étudiant démarre contre le « DEUG » (diplôme d’études universitaires générales) au « caractère rétrograde » et la sélection : un millier d’étudiants se réunissent en assemblée générale à la faculté des Lettres. La grève générale dans les facultés nantaises sera votée le 23 mars.

Ce vendredi 23 mars, la grève reste massive dans les lycées nantais. « De source officielle, on peut dire que l’absentéisme aux cours a été de 75 % des effectifs dans l’ensemble. Au lycée Albert Camus qui, sur le plan nantais fait figure de lycée leader dans la contestation, 102 élèves seulement ont été pointés dans les classes sur un effectif de plus de 1 200 » (5). Dans de nombreux lycées, outre les assemblées générales, se tiennent des groupes de réflexion qui dépassent la seule loi Debré : relations entre l’école et la société, la formation, l’emploi, le contenu des cours. On projette deux films sur le Vietnam à Albert Camus, et des lycéens vont expliquer aux habitants de ce quartier populaire les motifs de leur mouvement. Des « contre-cours » sont même parfois organisés avec des enseignants solidaires du mouvement lycéen. La confédération CFDT déclare soutenir « toutes les actions calmes et responsables décidées par les lycéens et les étudiants eux-mêmes ». Au contraire, la fédération des syndicats autonomes « dénonce l’agitation qui s’est développée ». La section du SNES du collège (CES) Victor Hugo dénonce les sanctions prises à l’encontre de cinq élèves grévistes renvoyés temporairement dans leur famille. Le syndicat reçoit vite l’assurance qu’il s’agissait d’un « malentendu » qui n’aura aucune suite et que les cinq élèves seront réintégrés. La menace de fermeture de certains lycées commence à être brandie. Au lycée Clémenceau, de nombreux élèves de classes préparatoires préoccupés par leurs concours poussent à la fin de la grève. Ouest-France parle d’une reprise votée à 70 % le 23 mars. Le bulletin du 27 mars de l’Agence de presse Libération (APL) indique qu’une nouvelle assemblée générale  a eu lieu le lundi 23 mars avec un vote : 180 pour la reconduction, 150 contre. Ce qui est certain, et c’est la seul chose dont je me souviens, c’est que la reprise ne sera effective que dans les classes préparatoires (à l’exception des militants dont j’étais) mais pas dans le secondaire.

A Rennes, le lundi 26 mars, les étudiants en médecine entament leur neuvième semaine de grève. A Derval, le 27 mars, 250 élèves de l’école d’agriculture (sur 340) parcourent à pied les 25 km qui séparent leur établissement et Châteaubriant pour protester contre la loi Debré ! Deux journées nationales d’action « d’information et d’explication » sont annoncées pour les 28 mars et 2 avril. Le mercredi 28, la grève est effective dans la plupart des grands lycées, et mais aussi dans toutes les facultés nantaises (à l’exception de médecine), six mille étudiants et lycéens défilent à nouveau dans les rues de Nantes.

La tension sociale n’est pas due au seul mouvement de la jeunesse : dans la région parisienne, 400 ouvriers spécialisés (O.S) de Renault sont en grève, à Nantes la Biscuiterie nantaise est occupée par 850 salariés en lutte pour un treizième mois. Une grève éclate à Nantes dans l’entreprise de nettoyage Laving-Glaces. Au plan national, la CFDT répond positivement à la proposition de la CGT d’un premier mai unitaire. La CGT et la CFDT appellent à une offensive tous azimuts, Edmond Maire soulignant une unité d’action totale avec la CGT. Le congrès départemental de la métallurgie CGT appelle au soutien des lycéens et des étudiants. « Le fantôme de Mai hante le camp syndical » titre un article d’Ouest-France.

Un mouvement de la jeunesse victorieux

Si le vendredi 30 mars, la tendance est à l’accalmie dans de nombreux lycées à l’exception d’Albert Camus et La Colinière, la mobilisation repart le lundi 2 avril. Plus de 6 000 manifestants à nouveau dans les rues de Nantes, la manifestation se conclut par un meeting place de la Duchesse Anne, après être passée devant la caserne Mellinet et la préfecture. Le mardi 3, « selon le rectorat la majorité des lycées de l’académie ont à nouveau enregistré une très forte abstention aux cours ». (6)

Le jeudi 5 avril, 2 500 élèves des collèges d’enseignement technique (CET) manifestent à Nantes contre la loi Debré mais aussi pour voir leurs conditions d’études améliorées. L’UD CFDT dénonce l’intervention de la police contre les jeunes des CET (lorsque certains d’entre eux tentent de rentrer dans le lycée Guist’hau). Onze lycées sur quinze du département sont encore touchés d’une manière majoritaire par la grève (7). Trois facultés nantaises sont occupées. Pompidou menace : « Pas de cours, pas d’examens ».

 Le vendredi 6 avril, à Nantes, nouvelle manifestation de 2 000 lycéens. Le cortège qui prend la direction du rectorat est bloqué par la police. La grève perturbe encore la plupart des lycées nantais. Le lundi 9,  à nouveau 3500 manifestants à Nantes.

Les vacances scolaires commencent alors le 10 au soir jusqu’au 25 avril inclus. Le 25, le gouvernement annonce un projet de loi pour un assouplissement du régime des sursis. Le mouvement ne reprendra pas à la reprise des cours le 26 avril.

La permanence d’une jeunesse rebelle

Alors qu’aujourd’hui quinze organisations de jeunesse refusent le projet d’Emmanuel Macron d’un service national obligatoire (8), il est toujours intéressant de voir comment la jeunesse a pu, dans un contexte certes différent, se mobiliser contre ce qui apparaissait comme une restriction de sa liberté. Ce mouvement « vieux » de 45 ans est toujours instructif. Le 29 mars1973, à un journaliste qui lui demande «  en le mouvement lycéen ? », Michel Field qui était un peu le porte-parole de ce mouvement au plan national répond : la lutte « est partie sur le sursis, elle reste sur le sursis » (9). C’est bien la recette pour un mouvement social qui réussit à fédérer et gagner : un sujet précis, un mot d’ordre clair. Cela n’empêche pas d’aborder au cours de la lutte beaucoup d’autres sujets, et de faire « une critique de tout ce qui embrigade la jeunesse » comme cela a été le cas en 1973.

Les mouvements lycéens actuels empruntent d’autres formes d’action qu’en 1973 (blocage et non Assemblées générales à l’intérieur des lycées par exemple). Mais leur persistance indique qu’il restera toujours une jeunesse rebelle aux injustices de notre société. Et c’est tant mieux !

(*) L’Organisation communiste des Travailleurs (OCT) n’a été fondée qu’en 1976, produit notamment d’une fusion de la Gauche ouvrière et paysanne (issue de l’aile maoïste du PSU) et de Révolution ! (organisation née d’une scission en 1971 de la Ligue communiste). C’est donc Révolution ! qui était présente en 1973 au lycée Camus et non l’OCT, comme je l’avais écrit dans Place Publique. Cet erratum ne vaudra certainement que pour celles et ceux qui sont attachés (avec raison) au souci de la précision historique, ou pour celles et ceux qui ont vécu les années post-68 à l’extrême-gauche.

(1) Ouest-France du 22 mars1973

(2) Presse-Océan du 22 mars1973

(3) Le terme « comité central de grève » sera vite abandonné au profit de « coordination lycéenne » dénomination plus souple aux yeux de certains lycéens

(4) Ouest-France du 23 mars1973

(5) Ouest-France du 24-25 mars1973

(6) Ouest-France du 4 avril1973

(7) Ouest-France du 6 avril1973

(8) Le journal du Dimanche du 3 juin 2018

(9) Ouest-France du30 mars1973


2 Comments »

  1. Joël PORTIER dit :

    Un grand souvenir.
    Moi c’était à La Flèche au lycée Bouchevreau.
    Un mélange de JCR et PSU (auquel j’ai adhéré 2 ans plus tard tendance AMR avec les frères Najman, qui nous ont hélas quittés).
    Les jeunes de l’UJP étaient mêmes venus pour nous demander de cesser la grève.
    leurs leaders étaient Elisabeth Hubert (du Lude) et François Fillon (de Cérans Foulletourte).
    Nous les avons raccompagnés jusqu’à la grille d’entrée.

  2. Kristen Tonnelle dit :

    Grand souvenir aussi. J’étais au Loquidy et ai fait partie d’une délégation venue rencontrer les élèves (filles) de la Perverie. Devant le refus de nous laisser rentrer, nous sommes revenus en groupe (une vingtaine), avons envahi les lieux et pu après discussions présenter la grève et distribuer des tracts dans chaque classe de la 3ème à la 1ère. Les filles y étaient enfermées ! Seules trois ou quatre ont fait grève…
    Si quelqu’un a des images des manifs, je suis preneur !

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